Entretien avec Gérald Horne, historien et militant (première partie).
Traduit de l’anglais par Anthony Ballas. Le texte qui suit est la retranscription d’un webinaire intitulé “lutte de libération noire et Palestine : la solidarité anticoloniale d’hier à demain”, co-organisé par la Ligue Panafricaine-Umoja, le Parti Révolutionnaire de tous les Peuples Africains (PRTPA), Dar al Janub, Hood Communist, Black Alliance for Peace, et Actvist News Network. Le Webinaire s’est tenu le 27 janvier 2024. Au cours de cet entretien, Gerald Horne, historien et militant, retrace les liens de solidarité des mouvements de libération noire avec la lutte du peuple palestinien pour l’autodétermination et contre le colonialisme (de peuplement) sioniste. Horne analyse cette relation d’un point de vue historique, mais aussi au regard du contexte actuel, à savoir la campagne génocidaire en cours contre les populations de Gaza et de Cisjordanie. Cette interview, initialement diffusée en anglais sur la chaine Youtube de Activist News Network, a été retranscrite et traduite en français par Anthony Ballas, professeur d'anglais à l'université du Colorado (Denver), écrivain et animateur de l’émission De Facto podcast, dont Gerald Horne est un invité fréquent. En collaboration avec Horne, Antony Ballas édite actuellement un recueil d'entretiens sur la vie et l'œuvre de l’historien militant. *** Iman Shaker (Dar al Janub) : Bonjour Dr Gerald Horne et merci beaucoup d’avoir accepté je vous joindre à nous pour ce webinaire. Gerald Horne : Merci de m’avoir invité Erica Caines (Black Alliance for Peace) : Gerald Horne est historien et militant politique. Il est titulaire de la chaire Moore d’histoire et d’études afro-américaines à l’Université de Houston. Il est l’un des auteurs les plus prolifiques de notre époque – j’ajouterais même qu’il est « l’historien du peuple ». Il a écrit plus de 40 livres sur un large éventail de questions, notamment l’internationalisme noir, les industries musicale et cinématographique, l’impérialisme, le colonialisme de peuplement et la suprématie blanche. Parmi ses derniers ouvrages, nous pouvons citer Revolting Capital : Racism and Radicalism in Washington, DC, 1900 to 2000 [un ouvrage analysant les luttes radicales et antiracistes à Washington tout au long du XXe siècle] et Acknowledging Radical Histories [une série d’entretiens avec l’universitaire Chris Steele, autour de l’œuvre de Gerald Horne]. Leonardo Moshe (PRTPA) : Dr Horne est également l’auteur de deux ouvrages dont la parution est prévue en 2024 : I Dare Say: A Gerald Horne Reader [une anthologie des travaux de Gerald Horne], qui sera disponible dans les semaines à venir, et Armed Struggle? : Panthers, Communists, Black Nationalists and Liberals Through the 1960s and 1970s [un ouvrage explorant les relations entre Black Panthers, communistes, nationalistes et libéraux en Californie dans les années 1960 et 1970]. Gerald Horne est également coproducteur de Freedom Now, une émission hebdomadaire panafricaine, internationaliste et anti-impérialiste diffusée sur KPFK 90.7 FM, tous les samedis à partir de 11 heures du matin (heure standard du Pacifique). L’émission est disponible sur kpfk.org ainsi que sur la chaîne YouTube de Activist News Network. Iman : Gerald Horne n'est évidemment pas étranger au sujet qui sera abordé aujourd'hui. En effet, lorsqu'il était président de la Conférence Nationale des Avocats Noirs (National Conferenceof Black Lawyers-NCBL) au milieu des années 1980, il était à l'avant-garde de la lutte anti-apartheid aux États-Unis. Et c'est dans ce contexte qu'il s’est fortement investi dans le mouvement de solidarité avec le peuple de Palestine, comme il le rappelle dans son livre intitulé White Supremacy Confronted : U.S. Imperialism and Anti-Communism vs. the Liberation of Southern Africa, from Rhodes to Mandela, dont nous citons des extraits ci-dessous : « À mesure que la collaboration d'Israël avec l'apartheid devenait de plus en évidente, la Conférence Nationale des Avocats Noirs (NCBL, pour son acronyme en anglais) a commencé à soulever des questions approfondies sur cet État colonial, ce qui a conduit à des réprimandes de la part de dirigeants noirs, à l’image de Vernon Jordan (futur banquier d'affaires) et Benjamin Hooks, un initié du Parti républicain qui dirigeait alors l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (National Association for the Advancement of Colored People, NAACP, en anglais). Ces derniers qualifiaient alors la solidarité avec les Palestiniens de « spectacle secondaire », tandis que la NCBL critiquait « la remarque de Hooks suggérant que les Noirs devraient laisser les affaires étrangères au Département d’État »; ce qui était l’essence même du marché ayant simultanément conduit à l’écrasement de [Paul] Robeson et au déclin du système Jim Crow, alors en pleine agonie. Il est intéressant de noter qu'à mesure que les Afro-Américains s'exprimaient plus vigoureusement sur la Palestine et sur la collaboration d'Israël avec le régime d’apartheid [en Afrique du Sud], les articles sur le prétendu "antisémitisme noir" se sont multipliés (bien que la véritable ferveur antijuive de Pretoria n'ait que rarement été évoquée dans la presse traditionnelle). »(P. 615-616) Nous allons maintenant passer à la première question, qui porte sur des événements plus récents, à savoir l'inculpation d'Israël par l'Afrique du Sud devant la Cour internationale de Justice (CIJ); un développement historique très profond. Dr Horne, pendant que nous étions en train de préparer ce webinaire, le gouvernement sud-africain a pris une décision qui a surpris beaucoup de monde ; à savoir l’inculpation de l’État d’Israël devant CIJ pour génocide contre les Palestiniens. Lors une interview accordée à Radio Sputnik, lors du programme Critical Hour, au début de ce mois, vous avez déclaré qu’il s’agissait d’un « développement historique profondément significatif. » Pourriez-vous expliquer ce que vous entendiez par-là? Gerald Horne : Merci. Ce que je voulais dire par là, c'est que, vous vous souviendrez que c'est en 1652 que des freebooters [flibustiers], des pirates et des exploiteurs en provenance des Pays-Bas, -d’ailleurs, beaucoup d’entre eux venaient de la Haye-, ont débarqué sur la pointe sud de l'Afrique pour coloniser cette terre. Et pourtant, voilà qu'en 2024, de nombreux descendants de ceux qui avaient été exploités à partir de 1652, étaient retournés à La Haye pour ordonner l’inculpation de l'État colonial connu sous le nom d'Israël, en raison de ses déprédations et de sa campagne génocidaire contre les habitants de Gaza. Nous savons tous, et vous l’avez rappelé en citant un passage de mon livre [White Supremacy Confronted], qu’Israël, avant 1994, était l’un des principaux soutiens du régime d’apartheid. Cela se produisait malgré le fait que lorsque l’État d’Israël a été créé vers 1947-1948, il était censé contribué à l’élévation du peuple juif à travers le monde. Mais d’une manière ou d’une autre, cela n’a pas empêché Israël de collaborer avec le régime d’apartheid, y compris en matière de collaboration nucléaire. Rappelons qu'Abba Eban [né en Afrique du Sud en 1915, diplomate et ministre des affaires étrangères d’Israël de 1966 à 1974,] était également l'un des principaux dirigeants de la communauté juive sud-africaine, avant 1994. Il s'est distingué, après 1967, en devenant notamment ministre des Affaires étrangères d'Israël. Il se rendait alors fréquemment aux États-Unis, contribuant ainsi à consolider les liens émergents entre l'impérialisme américain et l’État colonial d’Israël. Ce qui est encore plus curieux et remarquable dans cette relation entre le Israël, « l’État juif », et l’Afrique du Sud, c’est que l’une des ironies de l’apartheid sud-africain est qu’il était censé – comme je l’indique dans le livre que vous avez cité– un État suprémaciste blanc. Mais il n’était pas nécessairement coopératif et favorable à la communauté juive sud-africaine… En d’autres termes, c’était un État qui incarnait la ferveur anti-juive. Comme je le souligne dans le livre, si vous prenez l’exemple des États-Unis, ils ont bien mieux réussi à intégrer leur communauté juive dans les « salles sacrées de la blanchité », en particulier pendant la guerre froide. Au cours de cette période [la guerre froide], nous avons assisté à un retrait douloureux des aspects les plus horribles de la ferveur anti-juive, de la même manière que nous avons assisté au retrait douloureux des aspects les plus horribles de Jim Crow, dans un contexte de rivalité avec le camp socialiste. En effet, les États-Unis avaient du mal à gagner les cœurs et les esprits dans le cadre de la compétition avec Moscou et ses alliés tant que l’apartheid états-unien persistait. Cela a eu un impact particulièrement néfaste, en particulier sur la communauté noire. Cependant, l’Afrique du Sud [sous l’apartheid] n’avait pas réussi à atténuer la ferveur anti-juive, même si, comme nous le nous savons, il y avait des juifs sud-africains qui soutenaient le régime d’apartheid. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer l’homme responsable des poursuites et des persécutions judiciaires contre l’ANC [African National Congress- Congrès National Africain, parti de Neslon Mandela et des ses camarades], il y a plus d'un demi-siècle. [Il s’agit de Percy Yutar, procureur lors du procès de Rivonia, ayant condamné Neslon Mandela, Denis Goldberg et plusieurs de leurs camarades, à plusieurs décennies de prison] Ce matin, le New York Times a publié un article sur la plainte déposée par l'Afrique du Sud devant la CIJ à la Haye. Sur les 17 juges de la CIJ, 15 ont voté pour et 2 contre, pour réprimander l’État colonial [d’Israël] à cause de sa campagne génocidaire. Les juges ont estimé qu’un génocide était plausible. Certains observateurs suggèrent qu'en ordonnant à Israël d'augmenter l’assistance humanitaire à destination de la population palestinienne de Gaza « de manière efficace et constructive », la CIJ demandait une sorte de cessez-le-feu, même si, pour être tout à fait honnête, les juges n’ont pas explicitement appelé à un cessez-le-feu. Et je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles le Département d’État américain prétend que cette opinion de la CIJ est en phase avec le point de vue de Washington. Le département d’État prétend qu'en n'appelant pas à un cessez-le-feu mais plutôt à une augmentation de l’assistance humanitaire, les juges concordaient fondamentalement avec la position actuelle de Washington. Toujours est-il que l’article que le New York Times a consacré à l’opinion de la CIJ et à cette affaire affirme qu’il avait beaucoup de Juifs, pendant la période de l'apartheid, qui étaient anti-apartheid, ce qui est vrai. Mais ensuite l’article va plus loin en prétendant que beaucoup de ces Juifs qui étaient prétendument anti-apartheid sont maintenant mécontents du fait que l'Afrique du Sud ait porté cette affaire devant la CIJ. C'était là une sorte de tour de passe-passe - comme un tour de magie - car les juifs sud-africains qui sont en colère contre le gouvernement sud-africain pour avoir porté cette affaire devant la CIJ sont les ancêtres et les descendants idéologiques de ceux qui ont coopéré avec l’apartheid; et non les ancêtres et descendants idéologiques de ceux qui se sont opposés à l’apartheid! Quoi qu’il en soit, ce qui est également remarquable dans cette affaire, c’est l’opinion de la communauté noire américaine. Beaucoup d'entre vous le savent déjà, et je l’ai d’ailleurs indiqué il y a quelques instants : afin de mieux rivaliser avec le camp socialiste dans les années 1950, il y a eu cette décision de se retirer des aspects les plus horribles du système Jim Crow [l’apartheid états-unien]. Mais, en contrepartie, les dirigeants internationalistes, dirigés par Paul Robeson – le regretté grand acteur et militant qui fut l’un des premiers et des plus vigoureux militants contre l'apartheid, à commencer par la fondation, en 1937, du Conseil des affaires africaines [Council on African Affairs-CAA] basé aux États-Unis,– ont été sacrifiés. En vertu de ce pacte avec le diable, beaucoup de nos « dirigeants » et organisations ont été réticents à s'exprimer sur les affaires internationales. Le passage de mon livre que vous avez cité, et qui aborde la manière dont la Conférence Nationale des Avocats Noirs a été réprimandée pour s'être prononcée sur la Palestine, est une preuve, parmi tant d’autres, de ce que suis en train de suggérer. C'était il y a quelques décennies, mais cette tendance s'est poursuivie jusqu'en 2024. Vous le voyez, par exemple, à travers les dirigeants de la communauté noire américaine de New York. A l’image du pasteur chrétien et commentateur de télévision, le très bien rémunéré Al Sharpton. Nous pouvons également citer Gregory Meeks (élu du sud-Est de Queens), un des leaders du parti démocrate, ancien président de la commission des affaires étrangères à la Chambre des Représentants, ou encore, Hakeem Jeffries, chef de file des démocrates à la Chambre des représentants, pressenti comme futur président de la Chambre, et connu à Wall Street sous le nom de «Hakeem The Dream » [« Un rêve nommé Hakeem »] mais que beaucoup d’entre nous connaissons sous le nom de « Hakeem the Nightmare » [« Un cauchemar nommé Hakeem »]... Nous pouvons également citer le maire de New York, Eric Adams, qui est également d’origine africaine. Ils sont tous pro-israéliens! Mais je suis heureux de dire que ce n'est pas nécessairement le cas pour tous les dirigeants de la communauté noire; ce n’est pas nécessairement le cas de tous les membres noirs du Congrès américain et de la Chambre des représentants. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est juste de dire que même si la communauté noire, dans son ensemble, a été, dans une certaine mesure, à l’avant-garde du mouvement de contestation contre cette campagne génocidaire à Gaza, il reste encore beaucoup à faire. Et maintenant, permettez-moi de tirer mon chapeau à la Black Alliance For Peace - qui est représentée dans ce panel- pour ce qu'elle a cherché à faire à propos du génocide à Gaza. Je vais donc m'arrêter là, pour le moment, en attendant la prochaine question. Iman : Merci professeur Gerald Horne. Avant d’analyser de manière plus approfondie les relations entre les mouvements de libération noire et la Palestine, nous aimerions commencer par une question sur les spécificités du sionisme en tant que projet de colonisation de peuplement. En tant qu'universitaire ayant beaucoup écrit sur le colonialisme de peuplement dans divers contextes (en Amérique du Nord, en Afrique orientale et australe, dans l’Asie-Pacifique), nous souhaiterions vous demander quelles sont, selon vous, les similitudes entre le colonialisme de peuplement sioniste et d'autres projets coloniaux de peuplement, par exemple en termes d’expulsion des habitants autochtones et de confiscation de leurs terres ? Quelles sont deux ou trois caractéristiques principales qui distinguent le sionisme de projets coloniaux de peuplement « classiques »? Gerald Horne : Eh bien, en ce qui concerne le colonialisme de peuplement en général, si vous prenez l’exemple de l'Amérique du Nord, [cela] implique, en premier lieu, une liquidation de la population autochtone. Si vous prenez la page 26 du livre que j’ai écrit sur le Texas [The Counter-Revolution of 1836 : Texas Slavery & Jim Crow and the Roots of U.S. Fascism] il y a quelques années, vous verrez que rien qu’au Texas, des douzaines de groupes indigènes, qui ont été dénommés « tribus » aux États-Unis, ont été liquidés. L’autre jour, je réfléchissais à la possibilité de porter plainte pour génocide contre les États-Unis devant la CIJ. Mais ensuite, j'ai commencé à me demander comment des groupes qui avaient été liquidés pouvaient porter plainte pour génocide alors qu’ils ont tous disparu. Peut-être qu’il y a une disposition, dans la Convention sur le génocide de 1948 que j’ignore et qui pourrait permettre d'intenter une action au nom d'un groupe ethnique anéanti? Ainsi, en Amérique du Nord, la population indigène a été liquidée. Ensuite, des Africains réduits en esclavage – c'est-à-dire des Africains kidnappés – ont traversé l'Atlantique pour être réduits en esclavage en Amérique du Nord, et en particulier pour contribuer à la culture du coton, qui a ensuite été transporté de l'autre côté de l'Atlantique, vers les usines de l'ancien maître colonial, c’est à dire la Grande-Bretagne. Si vous prenez l’exemple de l’Australie, ce qui s’est passé à partir de 1788 – et ce n’est pas une coïncidence puisque, dès 1788, la Grande-Bretagne avait perdu le contrôle de ses colonies au sud du Canada qui formèrent ensuite les États-Unis d’Amérique – et donc, Londres avait besoin d’un un autre territoire dans lequel elle pourrait déverser sa population pauvre, qui pourrait alors se transformer en colons et, avec un peu de chance et beaucoup de détermination, devenir elle-même des exploiteurs. Ainsi, après la perte de ces colonies nord-américaines, Londres a commencé à envoyer ces colons, dont beaucoup étaient irlandais d’ailleurs, ce qui est plutôt ironique étant donné que, dans un certain sens, on pourrait appeler l’Irlande la première colonie de l’Angleterre. Quoi qu’il en soit, en arrivant en Australie vers 1788, ils commencèrent à liquider la population indigène d’Australie et/ou à la chasser de ses terres. Si vous prenez l’exemple de l'Afrique du Sud, à partir de 1652, comme je l’ai déjà indiqué, il y avait principalement les Néerlandais, qui ont été rejoints, à partir du XVIIe siècle, par des protestants français expulsés par l’élite catholique. C'est pourquoi vous retrouvez des noms de famille à consonance française, comme « Duplessis » , dans la communauté dite « Afrikaner ». Et ces deux groupes [Néerlandais et Huguenots, protestants français] commencent alors à liquider la population indigène et à la chasser de ses terres. En revanche, ils étaient particulièrement déterminés à exploiter le travail de la population indigène, ce qui, bien sûr continue, dans une certaine mesure, encore aujourd’hui. Si vous prenez l’exemple de la Palestine historique, ce qui s’est passé, à la fin du 19e siècle, c’est la montée du mouvement sioniste tel qu’expliqué par Théodore Herzl ; l’idée était que la ferveur anti-juive, communément appelée antisémitisme, ne pouvait pas être éradiquée. Cet antisémitisme a été alimenté, par exemple, par l’affaire Dreyfus en France, où un officier militaire français avait été accusé de trahison et il se trouve qu’il était juif. Il y a eu des pogroms contre la population juive dans toute l’Europe, particulièrement en Europe de l’Est, notamment en Pologne et dans la Russie tsariste (la Russie d’avant la révolution d’octobre1917). Mais ce qui est curieux dans le projet sioniste, c'est qu'au moment même où Théodore Herzl affirmait que la ferveur anti-juive ne pouvait être éradiquée, il y avait des migrants juifs aux États-Unis qui effectuaient leur entrée dans les salles sacrées de la blanchité, c'est-à-dire, ce qu'on appelle l'identité américaine blanche. Et il s’agit là d’une tendance de long terme, remontant aux années 1500, et sur laquelle je pourrais revenir, si le temps nous le permet. En 2024, beaucoup d’entre eux se retrouvent aux plus hauts niveaux de la classe dirigeante américaine, y compris des milliardaires (en dollars américains). Cela ne veut pas dire que la ferveur anti-juive a été complètement éradiquée aux États-Unis d'Amérique, et je pourrais faire une digression sur ce point, si cela vous intéresse. Mais nous pouvons affirmer que ce que proclamait Theodore Herzl était sapé et contredit au même où il écrivait ou faisait ses déclarations. C’est-à-dire que les États-Unis démontraient, qu’à travers les moyens diaboliques de la suprématie blanche, il était possible de convertir les Juifs Américains en « Américains blancs », leur permettant ainsi de gravir les échelons de classe. Ainsi, nous constatons également qu'avec la Première Guerre mondiale, la Turquie, la puissance colonisatrice historique en Palestine historique et dans une bonne partie du monde arabe, s’est retrouvée du côté des perdants, ce qui a conduit les vainqueurs, la Grande-Bretagne et la France en particulier, à se tailler la part du lion sur le territoire ottoman, comme s’il s’agissait d’un dîner festif. Et Balfour, un dignitaire britannique, fait une déclaration sur un soi-disant « foyer juif ». Le désir pour ce foyer juif s’intensifie avec l'Holocauste, perpétré par l’Allemagne dans les années 1930 et 1940. Et [à partir de ce moment], des réfugiés juifs vont affluer vers la Palestine historique, ce qui conduit, bien sûr, à cette résolution des Nations Unies censée créer deux États, même si, à ce jour, un seul État a vu le jour; l’«État juif ». Mais ce qui est intéressant, c’est qu’en 2023, malgré le déplacement massif de réfugiés palestiniens, trop nombreux pour être comptés, depuis des villes comme celle que nous appelons Haïfa en particulier; là aussi, comme en Afrique du Sud, il y a eu une forte exploitation de la main-d’œuvre palestinienne. En fait, l'un des problèmes auxquels l'économie israélienne est confrontée depuis le 7 octobre c’est que, en raison du fait que les Palestiniens sont devenus des boucs émissaires et qu’ils sont considérés, en tant que groupe, comme responsables de ce qui s'est passé le 7 octobre, les travailleurs palestiniens, par exemple ceux de Cisjordanie, ne sont plus autorisés à travailler en Israël. Et donc ce qui s'est passé récemment, c'est que le Premier ministre indien Modi a autorisé l'envoi de travailleurs indiens en Israël pour remplacer ces travailleurs palestiniens. Il est intéressant de noter que le Malawi, voisin de l’Afrique du Sud, a également permis aux Malawites de combler le déficit de main-d’œuvre. Mais en résumé, et pour répondre sur le fond, mon opinion est que parmi tous ces régimes coloniaux, ironiquement, les États-Unis d’Amérique sont allés plus loin en termes de liquidation de la population autochtone. En outre, et il s’agit d’un sujet connexe, les États-Unis d’Amérique sont allés plus loin que, disons, l’Afrique du Sud, en essayant d’intégrer la population juive aux plus hauts niveaux de la société, y compris la classe dirigeante. Et bien sûr, beaucoup de ces milliardaires juifs ont un impact très préjudiciable sur la politique américaine aujourd’hui. Des présidents d'université sont maltraités [à l’image de Claudine Gay de Harvard] parce qu’ils ne sont pas suffisamment enthousiastes à l'égard du génocide à Gaza, et contribuent ainsi à placer un tabou sur les groupes pro-palestiniens... En fait, à l'Université Columbia à New York, l'autre jour, il y a eu une attaque chimique contre des manifestants pro-palestiniens sur ce campus basé à Manhattan, à New York. Et ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Voilà une illustration des positions extrêmes que le lobby pro-israélien va adopter pour réprimer et restreindre le soutien à la juste cause des Palestiniens. Donc, en résumé, je dirais qu’en en ce qui concerne le colonialisme de peuplement, il s’est traduit, jusqu’à présent, par l’envoi d’Européens dans des contrées lointaines ; la communauté juive européenne dans le cas d’Israël. Même si, bien sûr, il fut un temps où il était question d’imposer une sorte de colonialisme de peuplement dans la Mandchourie d'avant 1945, dans l’actuelle Chine, sous l’impulsion du Japon impérial. Et je dois également ajouter qu’il y a eu des différences dans les processus de colonisation de peuplement, en particulier en termes d’extermination de la population indigène et d’exploitation de la main d’œuvre indigène. Et, bien sûr, puisqu’on parle de colonialisme de peuplement, j’aurais pu parler du Canada et des différences entre le colonialisme de peuplement au Canada et le colonialisme de peuplement aux États-Unis. L'une des différences est qu’au Canada, des esclaves ont également été importés, mais dans des proportions largement inférieures à celles que l’on trouvait de l’autre côté de la frontière sud. Je pourrais parler également du colonialisme de peuplement en Nouvelle-Zélande, qui est un exemple instructif. En effet, ce voisin de l’Australie, situé de l'autre côté de la mer de Tasman, et qui compte une population relativement petite de cinq à six millions d'habitants, est généralement perçue comme plus progressiste que son voisin, c’est à dire l'Australie. Et l’une des raisons est que la population indigène de Nouvelle-Zélande – et c’est essentiel – était formée de très bons combattants; ils étaient très habiles, notamment dans la guerre des tranchées. Ainsi, malgré les tentatives répétées de liquidation de cette population, celle-ci n'a pas eu lieu au même degré qu'elle a eu lieu de l'autre côté de la mer de Tasman, en Australie. De même, en ce qui concerne les tentatives de déplacement, qui ont été l'alpha et l'oméga du colonialisme de peuplement, leur déplacement n'a pas eu lieu dans la même mesure que de l’autre côté de la mer de Tasman. C'est pourquoi, en Nouvelle-Zélande aujourd'hui, vous avez une population autochtone, une population maorie qui représente environ 15 à 20 % de la population totale. Il est intéressant de noter qu’au fil des décennies, des efforts ont été déployés pour faire de la Nouvelle-Zélande un pays bilingue. Je me souviens que lors de ma visite là-bas, j'ai remarqué que les archives d'État de Nouvelle-Zélande étaient rédigées en anglais et dans la langue indigène [Aotearoa]. Cependant, vous avez maintenant un gouvernement de droite en Nouvelle-Zélande qui est déterminé à revenir sur les progrès réalisés par la population autochtone au fil des décennies. Je m’attends donc à une sorte d’explosion sociale en Nouvelle-Zélande, très prochainement… Pour revenir aux États-Unis, prenons l’exemple d’Hawaï, qui, j'en suis sûr, a dû vous venir à l'esprit… Comment se fait-il que ce territoire qui se trouve à plus de 3 200 km à l'ouest du continent nord-américain, fasse partie des États-Unis d'Amérique? Eh bien, dans les années 1890, après avoir contribué à liquider un bon nombre de populations indigènes sur en Amérique du Nord, l’impérialisme américain entre dans une nouvelle phase et tourne alors son attention vers l’ouest, vers Hawaï, qui, à l’époque, avait un régime assez sophistiqué. Par exemple, les Hawaïens avaient accès à l’électricité et au téléphone, bien avant de nombreux habitants d’Amérique du Nord. Le problème, c’était la géographie. C’est-à-dire qu’à partir des années 1870, les dirigeants hawaïens avaient commencé à tenter de conclure un accord avec le Japon. Aujourd’hui encore, une majorité de la population d’Hawaï est d’origine japonaise, et cela a été perçu, dirons-nous, négativement par Washington, ce qui a conduit au renversement du royaume d’Hawaï dans les années 1890; un prélude à la guerre menée par les États-Unis contre l’Empire espagnol alors chancelant, ce qui lui a permis de s’emparer des Philippines, de Cuba et de Porto Rico. Cela conduira plus tard ensuite à une confrontation avec Tokyo, qui poussera le Japon à bombarder Hawaï en 1941, déclenchant ainsi la guerre du Pacifique. Mais ce qui est intéressant à propos d'Hawaï, jusqu'à nos jours, c'est qu'environ 10 à 15 % de la population de l'archipel est d'ascendance indigène hawaïenne. Ce qui signifie qu’à Hawaï, la taille de la population indigène est équivalente à celle de la population dite « blanche »; la population d'ascendance européenne ou, pour reprendre le terme de la langue hawaïenne, la population « Haole ». Sans surprise, c’est à Hawaï que se trouve le mouvement le plus avancé pour le retour du leadership autochtone hawaïen, et pourquoi pas de la souveraineté hawaïenne ; ce qui pourrait changer la donne, si jamais un tel changement se produisait… Voilà, en somme, un bref résumé des différences entre les colonies de peuplement. Erica : Merci beaucoup pour cet excellent exposé sur le contexte historique. Je pense que c'était nécessaire. A présent, je souhaiterais pivoter légèrement. Historiquement, plusieurs dirigeants des mouvements de libération noire et panafricains ont exprimé une sorte d’admiration ou de soutien au projet sioniste à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, bien avant la création de l’État d’Israël. A titre d’exemple, nous pouvons citer : - Edward W. Blyden qui, dans un article sur ''La question juive'' publié en 1898, a qualifié le sionisme de ''merveilleux projet'' qui devait inspirer les Noirs/Africains. - Marcus Garvey, parfois qualifié de "Moïse noir", et dont l’idéologie était qualifiée de "sionisme noir." En 1919, Marcus Garvey déclarait, lors d’un rassemblement de membres de l'UNIA (Universal Negro Improvement Association), -organisation qu’il a fondée, et une des plus grandes organisations noires de tous les temps- : "Vous vous rendrez compte que l'Universal Negro Improvement Association n'est pas une plaisanterie. C'est un mouvement sérieux. Il est aussi sérieux que le mouvement irlandais pour une Irlande libre; aussi sérieux que la détermination des Juifs à récupérer la Palestine." - La même année, W.E.B Dubois, l'un des pères fondateurs du panafricanisme, mais féroce rival de Marcus Garvey à l'époque, écrivait dans The Crisis, journal de la NAACP que "le mouvement africain représente pour nous ce que le mouvement sioniste doit représenter pour les Juifs : la concentration du travail racial et la reconnaissance de l'existence d'une source raciale." Rétrospectivement, ce soutien ou cette admiration pour le sionisme peut sembler d'autant plus étonnant que l'Afrique, en particulier l’Ouganda, a été considérée, à un moment donné, comme la terre où le projet colonial sioniste pouvait se réaliser. Mais à l'époque, le soutien au projet sioniste était fondé sur une identification des Noirs à la souffrance du peuple juif, en particulier les Juifs d’Europe. Dans ce contexte, comment le sionisme a-t-il servi de modèle de libération des Noirs? D’autre part, 1967 est généralement considérée comme un moment décisif dans le soutien des Noirs à la Palestine. Pourriez-vous parler de l’importance de ces événements, avant 1967, sur la perception d’Israël et du sionisme chez les Noirs qui soutenaient les luttes d’indépendance en Afrique et au Moyen-Orient? Gerald Horne : Eh bien, merci pour cette question. Lorsque vous avez mentionné l'Ouganda, j'ai pensé à la juge qui était en désaccord avec le reste de la CIJ. Il se trouve que cette juge est de nationalité ougandaise. Dans un premier temps, j’ai pensé qu’elle avait exprimé son désaccord parce qu’elle aurait souhaité que la Cour aille encore plus loin que la majorité des juges ayant voté (15 pour, 2 contre). Mais ensuite, je me suis rendu compte que mon hypothèse était inexacte. Et apparemment, elle [la juge ougandaise] a été réprimandée par le président Museveni et son régime à Kampala. Et il sera intéressant de voir ce qui se passera à son retour en Ouganda… Pour en revenir à votre question, je pense que nous pouvons affirmer, comme vous l’avez suggéré, qu'il y avait une compassion considérable pour les masses juives qui souffraient, en particulier en Europe de l'Est, victimes de pogroms. D’ailleurs ces programmes ressemblaient beaucoup aux soi-disant « necktie parties », dont les noirs américains étaient victimes. Il s’agissait de séances de lynchages de Noirs américains au cours desquels ceux qui étaient définis comme « blancs » transformaient l'occasion en une sorte de festival : des trains étaient spécialement affrétés pour se rendre sur les lieux ; les victimes, souvent attachées à un arbre, étaient ensuite découpées ; leurs doigts déchiquetés, excisés et on les retrouvait parfois sur les étagères des cuisines dans les foyers d’Américains « blancs ». Les similitudes, du moins telles qu’elles étaient perçues entre les pogroms et ces lynchages, ont engendré une compassion considérable envers la population juive. Et, comme vous l'avez suggéré, une compassion exprimée par Blyden, par Garvey, etc. Et je pense que nous pouvons également affirmer qu’historiquement, il existe, grosso modo, trois courants idéologiques parmi les Noirs Américains. Bien sûr, ces tendances ont connu plusieurs évolutions (tantôt en s’accentuant, tantôt en s’atténuant) au fil des décennies, en particulier au XXe siècle. Vous avez ainsi un courant nationaliste, représenté par Blyden et Garvey, au moins avant, disons, 1956. En effet, 1956 constitue un autre tournant historique, car c’est l’année où Israël s’associe à la Grande-Bretagne et à la France pour attaquer l'Égypte de Nasser en vue de prendre le contrôle du canal de Suez. A partir de 1956, la Nation of Islam, comme on l’appelle aujourd’hui, s’est retournée contre Israël, notamment sous l’impulsion de son étoile montante et porte-parole de l’époque, Malcolm X. Il est d’ailleurs intéressant de noter que beaucoup des dirigeants de la Nation of Islam avait été emprisonnés pendant la seconde guerre mondiale en raison de leurs positions pro-Tokyo. Et, bien sûr, nombre de leurs compagnons de route s’identifiaient tellement au Japon, qu’ils ne se considéraient non pas comme des descendants d’ « Africains » mais plutôt des descendants d’ « Asiatiques ». Toujours est-il que jusqu’en 1956, comme vous l’avez suggéré, il y avait une compassion considérable au sein de la communauté nationaliste noire pour le sionisme. Beaucoup d’entre eux se considéraient comme marchant sur les traces du sionisme et désiraient une sorte de foyer [noir]. D’ailleurs, dans ma litanie sur le colonialisme de peuplement, j'aurais pu inclure le Libéria, l'État africain indépendant en Afrique de l'Ouest, créé par des éléments pro-esclavagistes en Amérique du Nord, il y a environ 200 ans, comme dépôt ou réceptacle pour les Noirs non-esclaves. Nombreux étaient ceux qui, en Amérique du Nord, souhaitaient que les Noirs y soient expulsés. Bien sûr, leurs rencontres souvent brutales avec la population indigène du Libéria, en particulier les Krus, constituent l'un des épisodes les moins glorieux de l'histoire afro-américaine… Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne le nationalisme noir, il y avait de l’empathie pour le projet sioniste ; le Libéria étant considéré, notamment par Garvey, comme une sorte d’exemple à suivre pour les Noirs américains... Et puis il y avait un courant de gauche, incarné par Paul Robeson et W.E.B Du Bois, qui étaient tous les deux très favorables à la formation de l’État d’Israël vers 1947-1948. Une des explicitations [de ce positionnement] réside dans le fait que le camp socialiste, en particulier l’Union soviétique, a reconnu très tôt Israël. Comme vous le savez, puisque vous vivez aux États-Unis, il existe un discours très énergique dénonçant l’Union Soviétique et dénonçant Joseph Staline, leur chef, mais d’une manière ou d’une autre, le soutien de Staline et de Moscou à la création de l’État d’Israël n’entre jamais dans cette conversation... En outre, vous devez savoir qu’avant le déclin de Jim Crow, l’apartheid états-unien, à partir des années 1950, il existait une sorte d’alliance entre des Juifs Américains radicaux et des Noirs Américains radicaux dans les rangs du parti communiste américain. Et, bien sûr, avec le déclin de Jim Crow dans les années 1950, on assiste de manière simultanée au déclin des aspects les plus horribles de la ferveur anti-juive. Ce processus a débouché sur le départ de nombreux Juifs Américains des rangs du Parti communiste américain, du radicalisme et du libéralisme, dans lequel beaucoup d’entre eux continuent d’évoluer. D’autre part, beaucoup de membres de la gauche noire, au moins jusqu'en 1947-1948, étaient plutôt favorables au projet sioniste, leur position était influencée par Moscou et par les horreurs de l'Holocauste, etc. Enfin, il y avait le courant libéral, qui a connu son apogée – et je suppose que l’on pourrait même dire que cette apogée se poursuit encore de nos jours- disons, à partir de 1954, lorsque les États-Unis ont commencé à renoncer officiellement à la suprématie blanche en tant que système parrainé par l’État [décision de la cour suprême des Etats-Unis, Brown v. Board of Éducation, rendant illégale le système de ségrégation raciale]. D’ailleurs, cette année, nous célébrons les 70 ans de cette décision historique de la Cour suprême américaine. Les libéraux noirs étaient bien évidemment favorables à Israël et au sionisme, en dépit des horreurs des guerres de 1956, 1967 et 1973. Même jusqu’à aujourd’hui ; ils sont restés relativement muets – et c’est le moins qu’on puisse dire-, en ce qui concerne les déprédations actuellement perpétuées dans la Palestine historique. Ils se cachent sous leur bureau lorsque des journalistes militants sollicitent leurs commentaires sur la guerre d’agression israélienne... Cependant, et il s’agit là d’un sujet qui fait l’objet d’une attention croissante dans la recherche universitaire, je ne pense pas que l’on puisse comprendre ce qui précède - ce que je viens de dire à propos de la relation entre les Noirs Américains et les Juifs Américains-, sans comprendre la relation entre les Noirs Américains et les Américains d’origine arabe, en particulier, à partir de 1860, lorsque des troubles massifs ont éclaté dans ce qui est aujourd'hui la Syrie. À partir de cette date, on assiste à un exode massif de populations d’origine arabe vers les Amériques ; et pas seulement vers les États-Unis d’ailleurs. A la fin du XIXe siècle par exemple, il y avait plus d’Arabes qui immigraient vers l’Argentine que vers les États-Unis. Vous avez probablement entendu parler de Carlos Menem, l'ancien président de l'Argentine, qui, bien sûr, était d'origine arabe. Souvent, les relations entre les Arabes Américains et les Noirs Américains n’étaient pas idéales, et c’est le moins que l’on puisse dire… Ce que je veux dire par là, c’est que les États-Unis étaient un régime d’apartheid dans lequel la citoyenneté était attribuée sur la base de l’identification en tant que « blanc ». De plus, la « blanchité », telle qu’elle avait été conçue, était , dans une certaine mesure, fortement imprégnée d’anti-noirceur, et en particulier l’hostilité envers les descendants d’esclaves africains aux États-Unis. Comme vous le savez sans doute, l’esclavage a été aboli en 1865 aux États-Unis, sans que les esclavagistes ne reçoivent aucune forme de compensation. Vous savez que, lorsque Haïti a aboli l'esclavage en 1804, Haïti a été obligée de payer des réparations aux anciens esclavagistes à partir des années 1820 ; ce qui a paralysé l'économie d'Haïti jusqu'à aujourd'hui, puisqu'ils ont dû s’endetter pour payer les réparations aux esclavagistes français. Lorsque l’esclavage fut aboli dans les Caraïbes britanniques (Jamaïque, Barbade, Trinité-et-Tobago, dans ce qui est aujourd’hui la Guyane, etc.,) Londres chercha alors à indemniser les esclavagistes pour compenser la perte de leur investissement. En fait, ils ont continué à indemniser les descendants de ces esclavagistes jusqu’en 2015, il y a à peine une dizaine d’années… Aux États-Unis, les esclavagistes ont été expropriés sans compensation; ce qui a bien sûr plongé une grande partie des familles des esclavagistes dans la pauvreté et a également engendré une hostilité féroce à l'égard de leurs anciens investissements, c’est-à-dire mes ancêtres… Alors, que se passe-t-il lorsque ces Arabes Américains commencent à arriver sur ces côtes? Eh bien, étant donné que la citoyenneté états-unienne est basée sur la « blanchité », de nombreux Arabes Américains entament des procédures judiciaires et font pression pour être considérés comme des membres de la « communauté blanche ». Et ces efforts seront partiellement couronnés de succès. Il y a par exemple un livre de Sarah M. A. Gualtieri intitulé Between Arab and White, publié aux presses universitaires de l’Université de Californie en 2009, qui analyse de ce processus. Et, comme le titre le suggère, la population arabo-américaine n’était pas tout à fait « blanche », mais dans l’ordre hiérarchique racial américain, elle se trouvait certainement au-dessus de la communauté noire. Par conséquent, nombre d’entre eux se sentaient obligés d’adhérer, dans une certaine mesure, à l’anti-noirceur. Cela a évidemment compliqué et complexifié les relations entre les Arabes Américains et les Noirs Américains. Il faut toutefois préciser, et c’est assez intéressant, que dès 1917, lorsque la Déclaration Balfour promettant un foyer juif en Palestine historique avait été promulguée, des Arabes Américains ont organisé plusieurs manifestations. Il n’y a pas de documents indiquant qu’ils ont été rejoints, dans leurs protestations, par des Noirs Américains. Mais cela ne me surprend pas, compte tenu de la relation préexistante entre Noirs Américains et Juifs Américains que nous avons décrite plus haut, mais aussi parce de nombreux Arabes-Américains cherchaient à se faire admettre dans les salles sacrées de la blanchité… Comme vous le savez probablement, ce processus a été accéléré, dans une certaine mesure, par le fait qu'il y avait une proportion importante de chrétiens libanais ou syriens, qui traversaient l'Atlantique. Et les croyances religieuses de ces derniers ont contribué à accélérer leur intégration dans le monde des salles sacrées de la blanchité. Pensez à Ralph Nader, l'éminent homme politique et militant, aujourd’hui très âgé, qui est d’origine chrétienne libanaise. Pensez à Casey Kasem, qui était très populaire à la télévision américaine, il y a quelques années, comme guide de musique populaire pour adolescents. Aujourd'hui encore, pensez à Hoda Kotb, qui est l'une des animatrices de télévision les plus populaires aux États-Unis. Elle anime une émission télévisée tous les matins aux États-Unis avec Jenna Bush, la fille de l'ancien président George W. Bush ! Kotb est d’origine égypto-copte et, bien sûr, elle est définie comme « blanche ». Vous pouvez aussi prendre l’exemple de la femme que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « reine Noor » de Jordanie, anciennement connue sous le nom de Lisa Halaby. Eh bien, son père, Najeeb Halaby, était d’origine arabe et il est devenu membre de la classe dirigeante américaine. Il était à la tête de la défunte compagnie aérienne Pan-American Airways, qui, à son époque, était le principal transporteur international des États-Unis d'Amérique. Ainsi, en raison de la position raciale et de classe de nombreux membres de la communauté arabe aux Etats-Unis, les Noirs Américains pouvaient difficilement les percevoir comme des membres d’une communauté exploitée en Palestine historique. En effet, du point de vue des Noirs Américains, il s’agissait de personnes qui avaient été intégrées dans les salles sacrées de la blanchité, comme beaucoup de Juifs Américains avant eux. Comme beaucoup de Juifs Américains, nombreux étaient les Arabes Américains qui étaient disposés à payer le « prix du ticket », pour reprendre l’expression de feu James Baldwin, en s’engageant dans l’anti-noirceur, par exemple. Bien sûr, comme vous l’avez suggéré, 1967, l’année de la guerre dite « des Six Jours » a été un tournant. À ce moment-là, aux États-Unis, on assiste à la montée ou à l’efflorescence, devrais-je dire, d’une tendance nationaliste noire incarnée par un homme autrefois connu sous le nom de Stokely Carmichael (qui deviendra Kwame Toure), par le parti des Black Panthers; [un courant nationaliste] qui exprimera sa solidarité envers les les Palestiniens et les Arabes pendant la guerre des Six Jours. Ce qui leur a valu, bien sûr, des critiques acerbes, de la part de nombreuses personnes aux États-Unis... Cette tendance s’est poursuivie en 1973, puis en 1978-1979, notamment lors de l’affaire Andrew Young. En effet, Andrew Young, ancien assistant de Martin Luther King, ancien maire d'Atlanta et ancien membre du Congrès élu d’Atlanta (dans l’État de Géorgie), avait été nommé par le président des États-Unis de l'époque, Jimmy Carter, au poste d'ambassadeur des États-Unis aux Nations-Unies. Suite à une réunion soi-disant « non autorisée » avec des dirigeants de l'OLP (Organisation de Libération de la Palestine), Young a été limogé. Mais cela n’a pas poussé le courant libéral noir, dont Andrew Young était l’incarnation par excellence, à tourner le dos au sionisme. En revanche, le courant libéral noir a débouché sur Jessie Jackson, ancien camarade de Young -les deux sont d’ailleurs toujours vivants- qui a essayé de nouer des relations avec l’OLP et la population d’origine arabe en général. Et je dirais que ce type de démarche de la part du révérend Jackson a eu un impact positif sur les relations entre Noirs et Arabes, en particulier dans des endroits comme Détroit et Dearborn, dans le Michigan, où il y a une forte concentration d'Arabes-Américains. Et, bien sûr, ces derniers temps, ils font la une des journaux car ils ont juré de faire battre Joe Biden. Voici, donc, un bref résumé qui, je l’espère, contribuera à éclairer votre lanterne.
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