La saillie raciste d’un député RN à l’encontre d’un autre député, Carlos Martens Bilongo, fait scandale. Mais pour le philosophe Norman Ajari, le racisme n’est pas seulement un propos isolé, mais un projet politique et une vision du monde. « Ce jeudi 3 novembre 2022, un incident significatif est survenu alors que le député de la France Insoumise Carlos Martens Bilongo abordait dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale la douloureuse question des migrants qui traversent la mer Méditerranée, où plusieurs milliers d’entre eux ont déjà trouvé la mort. Soudain, le député du Rassemblement National Grégoire de Fournas, profitant d’une respiration dans le discours de son collègue, à hurlé une phrase qui a rapidement déchaîné une querelle d’interprétation. “Qu’il retourne en Afrique !”, ont entendu certains, à commencer par M. Bilongo lui-même. En effet le député de gauche est d’origine congolaise, , et seuls les faux naïfs s’étonnent qu’un militant d’extrême droite puisse considérer qu’un homme noir parlant pour les damnés de la terre mérite l’excommunication. Mais, pour se dédouaner, le RN a cru qu’il lui suffirait de clamer que le parlementaire avait mis la phrase au pluriel, l’adressant aux migrants plutôt qu’à M. Bilongo. Un tour de passe-passe cousu de fil blanc qui n’empêche pas Grégoire de Fournas d’écoper une exclusion de 15 jours de l’Assemblée et d’une diminution de ses émoluments – certes plus pour le chahut provoqué que pour la teneur exacte de ses propos. Le parti d’extrême droite cherche à faire croire qu’un député noir n’est pas en capacité de comprendre ce qu’on lui dit, ou bien qu’une vaste manipulation de la gauche entretiendrait la confusion. Mais M. Carlos Martens Bilongo n’est pas un imbécile. C’est un homme dont le courage et la détermination nous remplissent d’admiration. Il a fait FI des statistiques, partant d’un BEP pour parvenir à des études supérieures. Il s’est lancé sur le marché du travail pour contribuer à subvenir aux besoins de sa famille après un deuil douloureux. Il a fait mentir un système qui rive les banlieusards, les personnes d’extraction prolétaire et les populations noires à la marginalité. Mais ni la réussite sociale ni la faveur des urnes n’effacent la noirceur et le mépris raciste. Je me sens évidemment d’autant plus solidaire de son expérience que nous savons pertinemment que ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’il sera mis face à un tel dédain de sa personne et de son ascendance africaine. Cependant, de nombreuses voix s’élèvent pour affirmer qu’une fois mise au pluriel et adressée à des Africains dans une grande détresse, la phrase représenterait une idée politique plus acceptable. Pour le nouvellement élu président du RN Jordan Bardella, les propos racistes du député ne sont qu’un problème de forme, non de fond. Que les migrants retournent en Afrique, après tout c’est in nuce tout le programme du parti. Mais même certains commentateurs de gauche hésitent à qualifier de raciste la sortie de Grégoire de Fournas, confondant son braillement xénophobe dans l’hémicycle avec une idée politique. Une raison majeure de notre embarras et de cette frilosité à taxer les propos du député d’extrême-droite de racisme, doit beaucoup à la judiciarisation des injures à caractère raciste en France. Au-delà de tous les débats bien connus sur la liberté d’expression et ses limites, je crois nécessaire de pointer un effet pervers trop souvent négligé de l’importance démesurée souvent accordée à de tels délits. Dans l’espace public, les condamnations liées au racisme (mais aussi à l’homophobie, au sexisme, etc.) tendent de plus en plus à fonctionner comme un organisme de certification officiel, désignant les personnalités et les groupes que nous serions autorisés à associer racisme. Cette quasi-monopolisation par l’État de la définition du racisme s’apparente à une profonde dépolitisation de la question. Nous sommes invités à considérer le racisme comme une incivilité, comme une atteinte à la réputation d’un individu, davantage que comme un projet de société et une vision du monde. Symptôme de ce frelatage de la signification politique du racisme, la prolifération de l’expression répétée à l’envi, comme pour clore tout débat : “Ce n’est pas une opinion, c’est un délit.” À tous égards, une telle maxime est intellectuellement malhonnête. En considérant les choses froidement, il n’y a jamais que des opinions dont l’État a fait un délit. Elles ne cessent pas d’être des opinions par la grâce de leur mise hors-la-loi. La mise au ban du racisme injurieux présente certes l’indéniable avantage à civiliser certaines conversations, mais elle ne suffira pas à déraciner les opinions racistes de l’âme de celles et ceux qui les affichent et sont seulement par-là contraints à raffiner leur expression, comme y invite Jordan Bardella, pour mieux slamomer entre les mises à pied, les amendes et les frais d’avocat. Le racisme ne s’interdit pas ; on lutte contre les racistes. Pour nous clarifier les idées, émancipons-nous de l’idée que le délit de propos à caractère raciste, ou ce qui y ressemble, serait la meilleure mesure du racisme. Certains considèrent l’adresse « Retourne en Afrique! » plus grave, plus injurieuse et, somme toute, plus raciste que le pluriel « Qu’ils retournent en Afrique ». C’est exactement l’inverse. La seconde phrase, comme l’a fièrement revendiqué Grégoire de Fournas, désigne le projet politique d’un parti. Lancée au visage de M. Bilongo alors qu’il abordait le sujet tragique de la mort des migrants, elle invite à les faire tous ensemble disparaître du paysage. En filigrane de ce « qu’ils retournent en Afrique », toute une lâcheté de naufrageur; tout un mépris des droits humains adossé au piteux idéal d’un privilège français. Ce désir de transformer en forteresse un pays dont la fortune doit tant au néocolonialisme de la Françafrique, qui explose de grossièreté impatiente au cœur du pouvoir législatif national, c’est l’essence même du racisme, sa première source : l’impérialisme. Si l’extrême droite peut vouloir inviter M. Bilongo à la remigration, c’est d’abord et en premier lieu parce qu’elle a défini les Africains comme des indésirables, des contaminants, des déchets, des épaves à rejeter à la mer. Le racisme contemporain est une panique démographique; il se pense toujours au pluriel avant de se dire au singulier. Pour autant, ce n’est pas à l’État de borner ce que les militants peuvent légitimement qualifier de raciste. C’est le rôle des activistes de désigner exactement tous ceux qui, au nom de la France, méprisent le genre humain. Ces racistes sont des ennemis; débattre avec eux, comme la démocratie l’exige, tient de la lutte davantage que de l’échange d’amabilités. Tant que les débats sur le racisme se borneront à s’indigner des injures et à fliquer les rapports interpersonnels, on prendra le racisme pour une denrée rare ne concernent qu’une poignée de propos tombant sous le coup de la loi. En réalité, c’est malheureusement une vision du monde extrêmement commune. L’attitude qui loue la mainmise française sur les ressources du Sud global, tout en veillant à repousser et à humilier à toute force les populations qui en sont issues, vaut d’être dénoncée comme raciste. La préférence nationale doit être qualifiée de raciste. “Fasciste”, “impérialiste”, “raciste”, ne sont pas des insultes ou des qualificatifs infamants dont on devrait s’effaroucher. Ce sont des termes qui décrivent objectivement et exactement les projets, l’idéologie et les réalisations du chauvinisme français comme du néolibéralisme autoritaire qui prospèrent dans ce pays. Si l’on prenait la mesure des choses sans avoir peur des mots, ces termes résonneraient chaque jour dans l’hémicycle et on les lirait quotidiennement dans les journaux, tant sont nombreux les projets impérialistes, fascistes et racistes que nous nous sommes habitués à tenir pour le business as usual de la politique. » Article original : https://www.philomag.com/articles/norman-ajari-le-racisme-ne-sinterdit-pas-lutte-contre-les-racistes
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